13
L’ermite de Cartmel

 

 

 

Le lendemain, dès l’aube, accompagnés des chiens, nous prîmes la route de Cartmel. Le plus rapide était de couper par les sables de la baie de Morecambe. La journée s’annonçait belle, et j’étais heureux de m’éloigner du moulin pour un moment. J’étais curieux de découvrir le nord du Comté, ses montagnes et ses lacs.

Si j’avais voyagé avec l’Épouvanteur, j’aurais porté nos deux sacs. Mais Arkwright s’était chargé du sien. Nous n’eûmes pas longtemps à marcher avant d’atteindre Hest Bank, point de départ de la traversée. Nous trouvâmes là deux diligences et trois cavaliers, ainsi qu’un grand nombre de gens à pied. La large étendue de sable nue semblait nous inviter à nous y engager, et la mer était loin à l’horizon. Me demandant pourquoi tout le monde attendait, je posai la question.

— L’endroit paraît sûr, à cet instant, me dit Arkwright. Mais les sables de la baie sont traîtres. Un guide va mener le convoi, un homme qui connaît le terrain et les pièges de la marée comme le dessus de sa main. Nous devrons traverser deux rivières. La seconde est particulièrement dangereuse après les fortes pluies. Son lit peut se transformer en sables mouvants. Nous attendons la marée basse pour que les véhicules puissent traverser en toute sécurité. Ne tente jamais de franchir la baie sans guide, Tom Ward ! J’ai vécu dans le coin presque toute ma vie, et moi-même, je ne m’y risquerais pas. Même un très bon nageur ne survivrait pas s’il était pris dans le flux montant. L’eau envahit les chenaux si vite qu’elle t’emporte et te noie.

Un grand type coiffé d’un chapeau à large bord s’approcha. Il marchait pieds nus et portait un bâton.

— Voici M. Jenning, notre guide, dit Arkwright. Il arpente les sables depuis bientôt vingt ans.

— Bien le bonjour, Bill ! s’exclama M. Jenning. Qui t’accompagne ?

— Bonjour à toi, Sam ! Voici Tom Ward, mon apprenti pour six mois.

Le visage tanné et raviné du guide se fendit en un large sourire tandis qu’il me serrait la main. Il affichait l’air réjoui de l’homme qui aime son travail.

— Tu l’as mis en garde contre les dangers du sable, Bill ?

— Il est prévenu ; j’espère qu’il en tiendra compte.

— Je l’espère aussi ! Tout le monde n’a pas cette sagesse. On va pouvoir partir d’ici une demi-heure.

Sur ces mots, il s’éloigna pour bavarder avec d’autres voyageurs.

Enfin, le convoi s’ébranla, Sam Jenning marchant à grands pas devant les diligences, les cavaliers et les piétons restant à l’arrière. Le sable était humide, strié de sillons laissés par la marée. Une forte brise venue du nord-ouest nous soufflait dans la figure ; le soleil se levait, et la mer étincelait à l’horizon.

Les véhicules avançaient lentement, et nous les rattrapâmes pour franchir le lit de la première rivière. Sam descendit dans le chenal pour l’inspecter, de l’eau jusqu’aux genoux. Il barbota jusqu’à une centaine de pas vers l’est avant de siffler et d’agiter son bâton pour nous indiquer l’endroit où nous devions traverser. Puis il revint vers le premier coche.

— C’est le moment de se faire transporter, dit Arkwright.

Il sauta d’un bond à l’arrière du coche. Je l’imitai, et compris vite le pourquoi de sa manœuvre : au milieu du chenal, l’eau mouillait le ventre des chevaux. À pied, nous aurions été trempés. Cela ne sembla pas troubler les chiens, qui nagèrent vigoureusement et gagnèrent la rive opposée bien avant l’attelage.

Nous descendîmes et marchâmes un moment, jusqu’au chenal suivant, la rivière Kent, tout aussi profonde.

— Je n’aimerais pas être coincé ici à la marée montante, remarquai-je.

— Il ne vaudrait mieux pas, Tom Ward !

Désignant les terres, au loin, il ajouta :

— Tu vois ces collines ?

Je distinguai des pentes boisées, dominées par des bandes de terre rougeâtres.

— Ces landes, derrière Cartmel, c’est là que nous nous rendons. Nous y serons bientôt.

Il fallut parcourir neuf miles pour traverser la baie. Mais Arkwright m’expliqua que ce n’était pas toujours le cas. Le chemin le plus sûr changeait de place au gré des caprices de la rivière Kent. Malgré tout, et en dépit du danger, il était plus rapide de traverser la baie que de la contourner.

Nous atteignîmes un endroit appelé Kent Bank où, après avoir payé et remercié le guide, nous laissâmes les sables derrière nous pour monter vers Cartmel, ce qui nous prit presque une heure. Nous dépassâmes un grand prieuré, deux ou trois tavernes et une trentaine d’habitations. Cela me rappela le village de Chipenden, avec ses enfants mal nourris blottis dans l’encoignure des portes, les champs alentour désertés par les troupeaux. Les effets de la guerre se lisaient partout, et la situation n’irait qu’en empirant. Je pensais que nous ferions halte à Cartmel pour la nuit, mais notre tâche, apparemment, nous entraînait plus loin.

— Nous allons rendre visite à Judd Atkins, un ermite qui vit en haut de cette colline, m’expliqua Arkwright sans même me regarder.

Il gardait les yeux fixés sur la pente raide, devant nous.

Je savais qu’un ermite était habituellement un saint homme, ayant fait le choix de vivre à l’écart du monde. Je supposai donc qu’il ne serait pas enchanté de notre arrivée. Mais peut-être était-ce lui qui saurait utiliser le doigt tranché de Morwène pour localiser la sorcière ?

Je m’apprêtais à poser la question. Or, comme nous dépassions la dernière maison, une vieille femme en surgit et s’avança vers nous d’une démarche traînante.

— Monsieur Arkwright ! s’exclama-t-elle. Monsieur Arkwright ! Dieu soit loué, vous êtes venu !

Elle s’accrocha à sa manche, et il secoua le bras avec irritation :

— Laisse-moi, la mère ! Tu ne vois pas que je suis pressé ? J’ai du travail.

— Mais nous sommes terrorisés, gémit la vieille femme. Personne n’est plus en sécurité. Ils nous prennent tout, jour et nuit. Nous allons bientôt mourir de faim si personne n’intervient. Aidez-nous, monsieur Arkwright, s’il vous plaît !

— Qu’est-ce que tu racontes ? Qui vous prend tout ?

— Les recruteurs. Des fripouilles, oui ! Ça ne leur suffit pas d’envoyer nos garçons à la guerre. Ils nous volent le peu que nous avons. Ils ont leur repaire à la ferme de Saltcombe. On ne sait plus que faire.

S’agissait-il des recruteurs qui m’avaient capturé ? Ça semblait probable. Ils avaient parlé de se rendre dans le Nord et avaient fui dans cette direction après l’apparition d’Alice. Je n’avais aucune envie de me retrouver face à eux.

— C’est le travail du préfet de police, pas le mien, grommela Arkwright.

— Le préfet ? Il y a trois semaines, ils l’ont tellement battu qu’ils l’ont laissé pour mort. Il commence à peine à se relever, et ne tentera plus rien maintenant. Il a compris. Aidez-nous, je vous en supplie ! Il ne nous reste presque plus de nourriture, et s’ils continuent une fois l’hiver arrivé, nous n’aurons plus qu’à mourir de faim. Ils nous prennent tout, tout…

Arkwright libéra son bras de l’étreinte de la vieille :

— Si je repasse par ici, je verrai ce que je peux faire. Pour l’instant, je suis trop occupé.

Il repartit, les chiens courant devant, et la pauvre femme rentra tristement dans sa maison. J’étais plein de compassion pour elle et pour ce malheureux village, mais je trouvais étrange qu’elle ait demandé le secours d’Arkwright. Ce n’est pas la fonction d’un épouvanteur. Le croyait-elle vraiment capable d’affronter une bande armée ? Quelqu’un aurait dû porter un message au shérif de Caster. Il aurait sûrement envoyé un autre préfet de police. Et les hommes du village ? Ne pouvaient-ils se rassembler et organiser leur défense ? Tout cela me laissait perplexe.

 

Après environ une heure de montée, nous vîmes devant nous de la fumée, qui semblait sortir d’un trou dans le sol. Je compris soudain que la plate-forme rocheuse que nous traversions était le toit de l’ermitage. Après avoir descendu des marches de pierre usées, nous arrivâmes à l’entrée d’une vaste grotte.

Arkwright ordonna aux chiens de s’asseoir avant de pénétrer dans la pénombre. Une forte odeur de feu de bois emplissait la salle, et les yeux me piquèrent. Je discernai une silhouette accroupie devant le feu, le menton sur les mains.

— Comment vas-tu, vieil homme ? lança Arkwright. Tu te repens toujours de tes péchés ?

L’ermite ne répondit rien, ce qui n’empêcha pas le visiteur de s’asseoir à côté de lui.

— Je sais que tu aimes la solitude, aussi, finissons-en rapidement, et je te laisserai en paix. Jette un œil là-dessus, et dis-moi où je peux la trouver…

Il ouvrit son sac, en sortit un chiffon froissé et laissa tomber ce qu’il enveloppait sur le sol, entre l’ermite et le foyer.

Mes yeux s’accoutumant à la pénombre, je vis que Judd Atkins avait une barbe blanche et une chevelure grise emmêlée. Il resta immobile une bonne minute. Il semblait à peine respirer. Enfin, il ramassa le doigt de la sorcière, le tint près de son nez et l’examina longuement, l’air concentré.

— Peux-tu m’aider ? insista Arkwright.

— Les agneaux ne naissent-ils pas au printemps ? demanda l’ermite dans une sorte de coassement. Les chiens ne hurlent-ils pas à la lune ? Je suis sourcier depuis de longues années, et n’ai encore jamais été pris en défaut. Pourquoi cela changerait-il ?

— J’en étais sûr ! s’écria Arkwright avec enthousiasme.

— Oui, William, je ferai ça pour toi. Mais ça te coûtera un certain prix.

Arkwright parut stupéfait :

— Un prix ? Quel prix ? Tu as choisi une vie de pauvreté, vieil homme. Alors, que veux-tu en paiement ?

La voix de l’ermite monta d’un ton :

— Je ne réclame rien pour moi. D’autres sont dans le besoin. Au village, en bas, des gens affamés survivent dans la peur. Libère-les, et tu auras ce que tu désires.

Arkwright cracha dans le feu, et je vis ses mâchoires se contracter :

— Quoi ? Tu parles de cette bande de recruteurs qui occupent la ferme de Saltcombe ? Tu veux que je les fasse déguerpir, c’est ça ?

— Les temps sont troublés. Quand tout va de travers, il faut bien que quelqu’un remette de l’ordre. En cas de nécessité, le maréchal-ferrant n’hésite pas à réparer une porte, et le charpentier à ferrer un cheval. Qui avons-nous ici, pour remplir cette tâche, sinon toi ?

Il y eut un long silence. Enfin, Arkwright demanda :

— Combien sont-ils ? Que sais-tu d’eux ?

— Ils sont cinq en tout : un sergent, un caporal et trois soldats. Ils rançonnent le village depuis leur arrivée.

À cette description, je fronçai les sourcils.

— Un groupe de recruteurs a sévi près de Chipenden, dis-je. Ils m’ont capturé ; par chance, j’ai réussi à m’évader. Ils étaient cinq également ; j’ai bien l’impression qu’il s’agit des mêmes. L’un des soldats est un garçon à peine plus âgé que moi, et le sergent est une crapule. Ils sont armés de gourdins et de sabres. Dans un combat, vous n’aurez pas le dessus, monsieur Arkwright !

Il me regarda en hochant la tête, puis se tourna vers l’ermite pour protester :

— Je ne suis pas de taille. Nous ne sommes que trois et demi : moi, les deux chiens et un gamin qui sent encore le lait. Un travail urgent m’attend, et je ne suis pas préfet de police !

— Tu as été soldat, William. Et chacun sait que tu es encore capable de briser des crânes, surtout quand tu as descendu une bouteille ! Ça va te plaire, j’en suis sûr.

Arkwright sauta sur ses pieds et toisa l’ermite d’un air furieux :

— Prends garde à ton propre crâne, le vieux ! Je serai de retour avant la nuit. Pendant ce temps, occupe-toi de mon affaire ! J’ai déjà perdu assez de temps. As-tu une carte de la région des lacs ?

Judd Atkins fit signe que non. Arkwright fourragea donc dans son sac et en sortit une carte qu’il étala devant le vieil homme.

— Son repaire est quelque part par là, aboya-t-il. J’en suis certain. À proximité d’un des lacs du Sud.

Sur ces mots, il sortit de la caverne à grands pas.

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